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Son plus beau cadeau

C'est tout doucement, insidieusement, que la maladie est arrivée, si bien que nous n'y avons pas prêté attention, au début. C'est ensuite, au fur et à mesure qu'elle s'installait que nous avons été tour à tour amusées, puis agacées, jusqu'à ce qu'elle montre son vrai visage, jusqu'à ce qu'elle nous dise son nom : Alzheimer.
Elle, maman, riait aussi, au début : les lapsus, les petits oublis, qui n'en fait ? Et puis, elle a dû comprendre. C'est ainsi qu'un jour, elle a demandé à mon grand s'il n'avait pas une arme, « quelque chose pour me tuer ». « Une fille dégourdie comme moi, je ne saurai bientôt plus comment je m'appelle ». Et puis, c'est arrivé. Elle n'a plus su son nom.
Dans sa chambre, elle ne trouvait plus son lit. S'enfermant à clé chez elle, le soir, et ne reconnaissant plus son logement au matin, elle appelait au secours par la fenêtre, croyant qu'elle était séquestrée.
Après des essais de toutes sortes, le cœur brisé, mes sœurs et moi avons dû nous résoudre à la placer dans une maison de retraite.
Pour ma part, ce n'étaient plus que larmes lorsque j'allais la voir dans cet horrible mouroir. Et c'est encore maman qui me consolait en voyant tant de chagrin. Mais elle ne savait plus qui j'étais.
C'est en Mars 94 que j'y suis allée pour la dernière fois. Elle se mourait. Je m'attendais à la trouver couchée mais c'est assise que je la découvrais.

A l'heure des visites, nous arrivions, mes sœurs et moi et trouvions maman, toute petite silhouette vêtue d'une robe d'été sans manches, les pieds nus dans ses chaussons, les membres bleuis par le froid et la mauvaise circulation. Aux bras et aux jambes, des perfusions passées trop vite laissaient apparaître d'énormes hématomes. Nous nous hâtions de la remettre dans son lit, la réchauffions avec un sèche- cheveux. Changée, couverte, bien calée dans ses oreillers, elle soupirait d'aise et sa physionomie reflétait encore un peu de ce bonheur de vivre qu'elle avait su si bien savourer.
Ensuite, nous lui préparions un grand bol de café au lait, débordant de biscuits, que mes sœurs lui faisaient manger à la cuiller. Elle reprenait vie. Ses joues se coloraient. Ses doigts, ses mains qui n'avaient rien perdu de leur superbe, malgré leur extrême maigreur, se déliaient et reprenaient vie, eux aussi. Elle riait, souriait à ces étrangères, ces trois femmes qui l'entouraient d'amour... Nous la sentions bien, heureuse.
Puis, le lendemain, nous retrouvions maman au milieu de tous ces petits vieux, dans l'antichambre de la mort : tous ces petits vieux dont elle faisait partie. Et nous recommencions ; l'allonger, la réchauffer, la nourrir. Par quatre fois, nous lui avons redonné la vie. Par quatre fois, nous l'avons retrouvée au bord du néant. La directrice refusait que les pensionnaires restent alités. Parallèlement aux soins que nous portions à maman, nous essayions aussi de soulager un peu les autres pensionnaires.

C'est ainsi que nous leur avons servi à boire, un après-midi, en l'absence des filles de salle. C'est une petite grand-mère qui a commencé à réclamer. Lorsqu'elle a été servie, tous les autres se sont approchés et demandaient « à boire » « de l'eau ». Ils approchaient à petits pas, nous encerclant en tendant leurs bras décharnés. C'était effrayent et pathétique à la fois. Nous avons distribué autant d'eau que nous le pouvions. Leur soif était inextinguible. Nous avions du mal à satisfaire tous ces gobelets tendus et ces lèvres qui cherchaient désespérément de quoi se désaltérer. Il fallait faire boire tous ceux qui ne savaient plus. Tout à-coup, nous n'étions plus seuls. Le brouhaha avait attiré les filles de salle qui ont grondé tout le monde en bloc et retiré prestement gobelets et carafes. Ils avaient eu le temps de boire !
C'est vrai, autant dans certaines crèches que dans les maisons de retraite, il ne faut pas boire beaucoup, ça mouille les couches !
Une de mes sœurs avait tenu à ce que maman reçoive l'extrême onction. Un prêtre est venu.
L'après-midi, nous allions voir maman et le matin, nous courions les pompes funèbres pour trouver un endroit décent et possible pour enterrer notre petite maman. Renseignements pris, tout était prêt, et toujours cette horrible douleur qui semble vouloir faire éclater ma poitrine. Nous ne pleurions presque plus, toutes trois. Notre peine était trop grande.
C'est l'après-midi du quatrième jour que, laissant mes sœurs au secrétariat pour le courrier et certaines démarches, je me suis précipitée la première pour rejoindre maman.
Chaque jour, c'était l'angoisse d'arriver trop tard et j'ai couru dans ce dédale infâme de couloirs aux murs sordides. Les travaux en cours n'avaient pas atteint ce coin des oubliés.
En rentrant dans la salle ce jour là, encore, je cherchais maman. Jamais une fois, là-bas, je ne l'ai reconnue du premier coup. Il est vrai que son visage, plein de cicatrices et tuméfié, à cause des nombreuses chutes m'était devenu presque inconnu. Peut-être aussi, c'est ma vraie maman que je cherchais. Je ne la reconnaissais pas dans cette silhouette de verre prête à se briser et dont le regard semblait si souvent sans âme.
Il m'a été impossible, par la suite, de me souvenir de la tempête de sentiments que j'ai ressentie, ce jour-là, lorsque je l'ai vue. Je sais seulement que c'était violent. On l'avait, comme toujours, assise sur un siège, à peine vêtue. Pour éviter qu'elle ne tombe, ils avaient pris l'habitude d'attacher maman sous les aisselles. Cette fois, c'est à hauteur du ventre que le bout de drap était noué. Ma pauvre petite maman n'avait pas eu la force de se tenir droite. Elle était là, pliée en deux, comme une poupée de chiffon, sa tête reposant sur ses genoux. Depuis combien de temps était-elle ainsi ? Je ne sais plus ce que j'ai fait, ou dit ... ou pas fait ... ou pas dit. L'intolérable était atteint..
J'ai su tout de suite ce qu'il me fallait faire. Lorsque mes sœurs m'ont rejointe, je leur ai dit que j'emmenais maman, que je remontais avec elle. J'étais venue pour l'enterrer. Nous la ramenions à la vie chaque après-midi. Il fallait la sortir de là.
Sept cents kilomètres de route nous attendaient mais, dût-elle mourir au coin de la rue, je ne voulais plus qu'elle s'éteigne derrière ces murs gris, je voulais qu'elle ait encore une fois, au moins, un rayon de soleil sur le visage.
Une épreuve de plus nous attendait le jour du départ.
Jamais mes sœurs n'avaient eu l'occasion de se trouver, si tôt, à la maison de retraite. La cadette était souvent venue passer la journée avec maman et arrivait en général en milieu de matinée. Nous avons assisté, ce jour-là, au lever des pensionnaires.
Les filles de salle coupaient de gros morceaux de pain dans les bols. Jamais je n'avais vu maman manger autre chose que de petits biscuits, dans son café. Malgré la dose de médicaments écrasée au grugeoir et mélangée dans cette espèce de panade, maman a mangé de bon cœur.
Ensuite, il a fallu conduire maman à la douche. Si nous avions su quelle épreuve l'attendait là, nous aurions refusé. Mais elle y est allée, peut-être en fauteuil roulant ou peut-être l'avons nous plus ou moins portée, je ne sais plus.
Avec des gestes brusques, pressés, dans une grande pièce non chauffée, maman a été dévêtue et assise brutalement sur un fauteuil de jardin.
Je suppose que mes deux sœurs, comme moi ont été médusées de constater à quel point maman était décharnée. De profondes escarres, à la fesse et au pied devaient la faire horriblement souffrir. Elle tentait désespérément de cacher sa nudité. Puis, de ses mains, de ses bras, elle essayait en vain de se protéger du jet d'eau. La garde-chiourme, insensible à ses cris, la secouait sur son siège de plastique, savonnant, rinçant sans précaution aucune pour ses os saillants et ses plaies.
Dans mon souvenir, me reste l'horrible sensation d'être restées blotties, toutes trois, impuissantes et désespérées.
L'ambulance est là. Le grand moment est arrivé. Enfin le jour, la rue, le soleil, LA VIE. La douche était l'ultime épreuve.
Maman est allongée, installée, toute propre, dans son survêtement jaune pâle, bien au chaud sous les couvertures.
Jusqu'au bout, j'ai pensé que mes sœurs viendraient avec moi, l'une ou l'autre, au moins pour m'aider pendant le voyage et aussi, pour l'installation de maman, à l'arrivée. L'arrivée ! Je ne suis pas certaine du tout que maman supportera ce grand voyage.
L'ambulancier m'a avertie au départ : quoiqu'il arrive, il poursuivra son chemin. Ce n'est pas légal mais cela poserait tant de problèmes ! C'est très bien ainsi. Ça ne changerait rien de s'arrêter en route, et que de difficultés ... non, non, roulons, roulons. Je me rends à l'évidence. Je suis seule avec maman. J'ai peur. Je ne sais pas la faire manger, la changer. Jusqu'à présent, j'ai laissé ce soin à mes sœurs. Elles ont l'habitude, voyant régulièrement maman. Jusque là, je n'ai pas vu l'intérêt de changer maman, la faire manger. Elle avait assez de misères comme ça. Inutile d'en rajouter avec mes tâtonnements. Maintenant, je le regrette.
Le premier moment de panique passé, nous sommes bien toutes les deux. Je croyais que maman dormirait mais elle regarde autour d'elle, ferme parfois les yeux lorsque la lumière est trop vive. Je sens qu'elle est heureuse. Je lui parle, je chante. Elle me répond parfois par des mots incompréhensibles.
Je revis. Elle m'a tant manqué ! Je profite d'elle comme jamais je n'ai pu le faire. Je voudrais ne jamais arriver. Je la gâte tout mon saoul. Deux orgueilleuses. Vouloir tout donner, ne rien vouloir accepter.
Je m'en veux souvent et j'ai honte que maman soit là, tout à moi, comme une enfant. J'ai honte aussi d'inverser les rôles et parfois aussi, je lui en veux. La règle du jeu est faussée. Pendant des années, j'avais du mal à supporter le caractère de maman qui voulait toujours donner mais ne rien recevoir.
Jour après jour, mois après mois, je lui ai redonné la vie, un semblant de vie. Quinze mois d'amour et de nuits blanches. Quinze mois de patience, quinze mois d'attente, quinze mois pendant lesquels j'ai cru que maman me devait tout.
Le dernier jour, pourtant, elle a rétabli la règle. Chacune a repris son rôle et c'est bien ainsi.
Le dernier jour, c'est maman qui a donné. Elle m'a donné la seule chose qui lui restait. Elle m'a fait le plus beau cadeau du monde, le plus doux qu'une mère puisse faire à sa fille : maman s'est endormie dans mes bras.

Patricia Bachelet

Commentaires (4)

4. SABINE - Le 07/07/2010 à 09:35

MERCI MOHAMMEDI DE VOTRE PARTICIPATION....AVEC MA SOEUR PATRICIA NOUS AVONS AUSSI ETE TRES EMUES DE LIRE VOTRE PASSAGE SUR VOTRE MAMAN ....SUR VOTRE SITE...

mAIS C EST PATRICIA QUI A ECRIT...ET NON PAS MOI (SABINE) ET NOTRE ANCIENNE VOISINE EN ALGERIE ....A HUSSEIN DEY GENEVIEVE QUI A DIT SI BIEN ET A JUSTE TITRE QUE C ETAIT LA FACON DE PREPARER SON DEUIL...EN EFFET AU 21 e SIECLE MALHEUREUSEMENT TRES SOUVENT LES PERSONNES MEURENT SEULES PRESQUECSUR UN LIT D HOPITAL

AMICALEMENT VOTRE SABINE

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3. mohammedi khaled - Le 06/07/2010 à 17:22

bonjour genevieve.... c'est trés fort ton txt m'a donné les larmes aux yeux...quand j'étais au milieu du txt je disais mais sortez votre mére de se mouroir et laissez la passer ses derniers jours heureuse entouré de ses enfant qu'elle a tant chéri .....j'etais tres content quand vous aviez decidé de prendre votre maman avec vous....que dieu vous benisse genevieve ainssi que vos soeurs...a tré bientot. portez vous bien.

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2. Sabine - Le 04/07/2010 à 23:47

Oui ma chère Geneviève accompagner ses parents pour le dernier grand voyage cela est un privilège de nos jours ...Paty a accompagné maman qui est morte dans ses bras...et moi j ai assisté mon père tant chéri jusqu à son dernier souffle ..et il est mort dans mes bras et je lui ait fermé les yeux...ses beaux yeux verts...qui avaient perdu leur flamme...sans omettre de lui faire administrer les derniers sacrements...

Je pense comme toi que cela prépare au deuil et à ce grand vide que laisse un être tant aimé

Je t embrasse Sabine

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1. genevieve - Le 04/07/2010 à 22:27

d'assister aux derniers moments d'une maman la tenir dans ses bras sont des instants forts c'est un grand pas vers le deuil

Commentaires

  • mohammedi khaled

    1 mohammedi khaled Le 06/07/2010

    bonjour genevieve.... c'est trés fort ton txt m'a donné les larmes aux yeux...quand j'étais au milieu du txt je disais mais sortez votre mére de se mouroir et laissez la passer ses derniers jours heureuse entouré de ses enfant qu'elle a tant chéri .....j'etais tres content quand vous aviez decidé de prendre votre maman avec vous....que dieu vous benisse genevieve ainssi que vos soeurs...a tré bientot. portez vous bien.
  • genevieve

    2 genevieve Le 04/07/2010

    d'assister aux derniers moments d'une maman la tenir dans ses bras sont des instants forts c'est un grand pas vers le deuil

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