Les mounas de mon enfance

C'était la semaine Sainte. Les églises durant cette semaine de jeûne et de recueillement étaient toutes parées de longs voiles  de deuil violet et mauve. Tout  était en attente du grand jour où le Seigneur, après avoir donné sa vie et ses souffrances pour le rachat des hommes, des pauvres hommes, les pêcheurs que nous sommes, rendait l'âme vers 15 heures le Vendredi saint.
En général, le ciel s'assombrissait à cette heure où les croyants se recueillaient en pensant à Lui, à Son départ vers les cieux pour rejoindre son Père.
Depuis presque tous les Vendredis saints de ma vie j'ai pieusement prié en accompagnant le  départ de Son Âme.
Et pour préparer son retour, cette semaine là était la semaine de l'affairement, dans les foyers chrétiens, afin de préparer le joyeux carillonnement du retour de Jésus sur Terre, revenu parmi les Hommes ... bientôt.
D'abord je me souviens qu'avec maman, nous allions au cours du mercredi au jeudi visiter au moins sept églises. C'était la tradition disait maman. Outre celle d'Hussein-Dey, nous allions aussi sur Belcourt,  Alger, etc.
Au retour, maman évidemment retournait aider papa au Studio.
Et moi, sans m'occuper de mes sœurs (du moins je ne m'en souviens plus) je faisais ce que j aimais le plus :
J'allais chez Monsieur Juan, le boulanger en face de l'ancienne Manufacture des tabacs  (devenue par la suite la cantonnement des CRS) aux alentours du 24 ou 30 de la rue de Constantine, à côté des demoiselles Dulac et pas très loin de chez Mme Chaouat.
Et là, je me mettais en observation au fournil, parmi toutes ces femmes qui amenaient ou faisaient porter par leurs époux des kilos et des kilos de farine blanche dans d' énormes poubelles neuves et irréprochables quand à la propreté : les œufs en quantités astronomiques, le sucre blanc concassé, la levure, l'eau de fleur d'oranger, des plats, des marmites et tout et tout..
Et je voyais toutes ces femmes  tabliers sur le ventre qui œuvraient  pour une seule chose...
FAIRE DES MOUNAS ... (les «monas » comme disaient les Espagnols)
J'aimais me mêler à toutes ces femmes. Elles étaient souvent un peu grosses à côté de maman si mince mais leurs tours de taille m'importait peu. Elles parlaient de tout et n'importe quoi : les enfants, bien sûr, les maris, le travail, les recettes. Cela faisait un bruit assourdissant dans ma tête  et j'étais la plus heureuse des petites filles. Mais que n'aurais-je donné pour que maman soit là ... Pour moi, cela aurait été un rêve ...
Dans le fournil se dégageait une bonne odeur de pâtisserie mêlée à tout ce charivari ...
Le four était sans cesse ouvert, fermé. La pâte levait, les mounas  s'arrondissaient, le parfum emplissait tout l'espace du fournil et au fur et à mesure qu'elles étaient cuites, elles étaient placées dans les grandes lessiveuses et recouvertes de serviettes blanches immaculées.
Elles étaient ouvertes en croix sur le dessus par deux coups de ciseaux et remplies de gros sucre blanc concassé, ou alors dans la croix cisaillée on mettait un œuf entier recouvert de deux bandes de pâte croisées.
Je me suis toujours demandé comment tous ces gens faisaient pour manger la quantité astronomique  de mounas  que les mamans réalisaient !
Je me souviens que le samedi matin, après une semaine un peu maigre puis le vendredi saint, maman prenait une des mounas excellentes qu'elle avait faites ... et ratées (nous les mangions toujours rassises et il aurait fallu les scier tellement elles étaient dures !) et comme un grand mystère nous en donnait un morceau à chacune, pour notre bol de café léger.
Et là nous avions l'impression de braver tous les interdits car la semaine sainte n'était pas finie.
Lorsque j'étais plus grande, le dimanche, nous allions à la messe seules. Maman ne nous y accompagnait plus. Les cloches carillonnaient joyeusement. Jésus était à nouveau parmi nous. Tous les enfants endimanchés sortaient de l'église. Les pâtisseries étaient prises d'assaut, les cafés regorgeaient des messieurs qui devaient fêter à leur manière le retour du Seigneur. Toute cette foule s'écoulait comme de grands rubans dans nos rues, notre chère rue de Constantine...
En rentrant, bien qu'habitant en  ville, il y avait des œufs cachés dans les pots de fleurs, sous les tables, un peu partout dans la maison et je pensais réellement que tout était arrivé par miracle, les cloches revenant de Rome ayant perdu toutes ces friandises en route !
Et là, moi je mangeais tous mes chocolats et ma sœur Odile thésaurisait. Elle en cachait dans son coin d'armoire où, en général, nous les retrouvions  l'année d'après tout moisis (mais il faut dire qu'elle n'aimait pas le chocolat !).
Comme ce temps est loin ! J'aimerais encore croire à toutes ces jolies choses de l'enfance et que maman soit là, à la maison avec moi et qu'elle me coupe encore un morceau de mouna, dure comme le roc mais si bonne car faite avec de bonnes choses et avec tant d'amour !
Et revoir encore toutes les mamans autour du fournil avec les enfants gravitant autour d'elles.
La plupart des familles allaient en forêt passer la journée de Pâques.
Les œufs durs se cassaient sur la tête.
 
Sabine Bachelet Femdusoleil  
jeudi 9 avril 2009 - mes souvenirs 
 
 


 
 

Commentaires

  • Sabine

    1 Sabine Le 04/05/2011

    Ahcène

    Lers mounas étaient délicieuses d autant plus que maman permettait d en manger un bout le samedi matin au café au lait...mais seulement elles étaient un peu dures.... Allez un jour nous réussirons bien à être asssis à la même table et manger une mouna appétissante et dégageant u parfum d anis et de zestes d oranges ?

    bises à tous Sabine
  • AHCENE

    2 AHCENE Le 24/04/2011

    Odile,

    Je trouve que les mounas restent à ce jour très prisées j'avoue que c'est pour moi un réel plaisir le matin, à l'heure du café au lait, d'en avoir dans la bouche un bout, et, pour me retremper dans le décor fabuleux de mon enfance ; je ferme tout simplement les yeux ! Essayez Odile...

    Bonsoir.
  • Odile

    3 Odile Le 22/04/2011

    Oui nous étions respectueuses des traditions. Jamais un vendredi saint (malheureusement c'est ce jour là que l'on faisait les mounas) nous n'aurions osé en manger un morceau tout frais.

    Mais contrairement à Sabine pour moi les mounas de notre maman n'étaient pas ratées, d'ailleurs Sabine et moi avons vite pris le relais pour les faire car notre chère maman était occupée au magasin de photos.


    Avez-vous les mêmes souvenirs chers amis pieds-noirs ?

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