"Si le bonheur cherchait un gîte, c’est à la Mamounia qu’il voudrait s’enfermer, dans une de ces belles chambres silencieuses qu’une terrasse prolonge jusqu’à la cime des orangers.
Avant de me coucher, pour emporter dans mon sommeil les senteurs du jardin, j’ai soulevé le lourd rideau tiré le jour contre le soleil, mais le nid blotti dans l’encoignure à palpité d’effroi, et je suis resté tout gauche, le pan d’étoffe entres les doigts, pour laisser aux oiseaux le temps de se rendormir.
Par instants, le vent balance les cyprès et l’on entend cliqueter les palmes. Serait-ce l’annonce d’un orage ? On voudrait l’espérer. Que le brûlant été soit retardé d’un jour encore et qu’on puisse demain monter sur les terrasses dévastées d’El-Bedi sans suffoquer de chaleur, retourner au souk el Khemis pour voir galoper les chevaux sans que le sable surchauffé vous crible de ses pointes. Mais non, il ne pleuvra pas cette nuit. Le ciel reste transparent. Un ciel immense, aux mesures du désert, et tout fleuri d’étoiles.
La lune, qui doit chercher son chemin de l’autre côté de l’Atlas, tarde à paraître. Penché sur le jardin obscur, je ne distingue que des buissons pressés, de pâles touffes d’arums et le plumet déchiqueté des dattiers. A gauche, en direction du palais du sultan, le minaret de la kasbah se découpe sur la nuit bleue, une lueur à son sommet, comme une lampe de prière.
Soudain jaillit le cri que j’attendais : le dernier appel du muezzin, et aussitôt des voix répondent, de toutes les mosquées. Elles se détendent ainsi qu’un ressort, laissant une vibration dans l’air. D’autres s’envolent, aériennes, pour fondre dans le ciel, et de profondes se déchirent en sanglots. Déjà, je saurais distinguer celle de la Koutoubia de celle de la Grande Mosquée comme, d’après la cloche, on reconnait le clocher.
Certaines nuits, avant l’aube, j’entends aussi comme un souffle apaisant glisser sur la cité. C’est un chanteur de la mosquée qui apporte aux malades des mots consolateurs et les aide à franchir cette heure interminable qui les sépare encore du jour. Perceptible seulement pour ceux que le mal tient éveillés, sa voix sereine calme la souffrance, dissipe les cauchemars et peut-être le grabataire ferme-t-il les yeux à l’instant où le muezzin lance sa première prière, celle qu’ils appellent « l’enterrement de la nuit ».
Du crépuscule à l’aurore, le chant nocturne des grenouilles au gazouillant réveil des nids, l’ardente Marrakech ne cesse de murmurer. Cigales inlassables, lourds crapauds que j’ai souvent surpris sur une feuille de nénuphar, la tête haute et la gorge gonflée. Quelque part, une flûte module sa plainte. Dans le quartier indigène de la porte des Portugais, un chant s’élève, accompagné de tambourins, chant monotone que les invités reprennent en claquant des mains autour des jeunes époux.
Ces bruits épars sont comme les bijoux du silence. Tout est parfum, tout est frisson…
Accoudé sur la balustrade, les yeux fermés sur une joie meurtrie, on voudrait se leurrer et croire à son bonheur. Quel cadre pour un songe…
Etre très jeune, amoureux, et, sans prévenir, d’un coup de tête, ayant touché quelques billets bleus, sauter avec elle dans l’avion. Le Bourget, Toulouse, Casablanca… Arriver ici le soir même, l’attirer sur la terrasse, écarter brusquement le rideau, et lui offrir d’un geste la nuit transparente, les cyprès, les eaux plaintives."
Extrait du "Le dernier Moussem" de Roland Dorgelès 1885-1973