Un mariage au Jardin d'Essai

Elise Bachelet racontait en 1986 :
Souvenirs de ses 4 ou 5 ans lorsqu'elle assistait au mariage de sa cousine Georgette au Jardin d'Essai :


«Je me souviens du mariage de ma cousine Georgette au Jardin d'Essai, dans la banlieue d'ALGER, au bord de la mer. Autrefois plages célèbres mais interdites au public depuis plus de dix ans, les dernières de l'Algérie Française, car on y faisait des travaux pour que le port d'ALGER soit agrandi jusque là. Les travaux n'ont d'ailleurs jamais été terminés et on a privé les Algérois de plages splendides pour rien, mais peut-on tout prévoir ?
Je me vois encore avec ma sœur, mômes de quatre et cinq ans, pleurant car on nous avait séparées de nos parents dans la distribution des places dans les calèches (calèches de chez Vitoz). Magnifique défilé que ces dix calèches capitonnées de soie claire, filant à la queue leu leu, de la mairie, qui se trouvait Place du Gouvernement, à ce moment-là et où moi-même me suis mariée vingt ans plus tard, puis de l'Église (dont je ne me souviens absolument rien), filant donc vers le Jardin d'Essai où avait été commandé le repas ; C'était là, chez Freschpech que se faisaient les grandes noces. Ma mère, d'une grande élégance, avec une robe composée d'un dessus de tulle pailleté bleu acier sur un fourreau de soie noire qui jetait des miroitements à chacun de ses mouvements et un paradis de toute beauté sur sa chevelure auburn claire, bien coiffée. Je la vois encore si nettement, près de mon père qui nous faisait monter toutes deux, pleurant, dans la dernière calèche noire, celle-là (du moins il me semble) près d'un couple âgé, chargé de s'occuper de nous pendant les cérémonies successives.
Enfin, nous voyons papa et maman s'éloigner (papa « en queue de morue », comme on dit à ALGER, ici, c'est « queue de pie ») et monter dans leur splendide calèche. Le vieux couple a fini par nous consoler et comme le cortège s'ébranlait vivement, après le retard que nous avions fait prendre avec nos chagrins, la distraction du voyage finit par nous calmer.
Quand nous arrivâmes au bas du double escalier en corbeille de chez Freschpech, je fus éblouie : A droite, de l'autre côté de la route qui va vers Hussein-Dey, Maison-Carrée, l'Hippodrome, les grands palmiers du jardin proprement dit, balançant leurs immenses palmes dans un ciel bleu de nuit, il faisait nuit, il était tard.
Les voitures tournent en rond sur cette grande esplanade qui s'étend devant les escaliers et les voies conduisant aux bains de mer en face le Jardin d'Essai, à gauche de la route, le côté près de la mer.
Après que chacun soit descendu de sa calèche, au pied de l'escalier du fameux restaurant, je n'ai plus
vu ma sœur.  Elle était petite, elle avait dû s'endormir et on l'avait couchée, probablement sur une des quatre banquettes en cuir qui garnissaient alentour cette immense salle, dont les murs étaient sur trois côtés entièrement en verre.
Tout le monde prit place autour d'une table rectangulaire, très longue, très blanche, très scintillante et pleine de bouquets.
Nous étions, je le sens maintenant, de quarante à cinquante convives.  Au centre, la haute pièce montée me frappa.
J'étais assise à la dernière place du plus long côté de la table, avec toujours près de moi, cette dame âgée qui, me voyant redemander au garçon stylé, pour la troisième fois des petits pois me dit : vous ne croyez pas que ça va vous rendre malade ? Lui ayant dit que non, le garçon me servit et je me régalai. De ma vie, je n'ai plus mangé de petits pois aussi exquis.
Le reste, je ne m'en souviens absolument plus. Mais cette nuit bleue que l'on voyait de notre table sur la mer brillante, ce ciel, sur lequel passaient comme de longs éventails les grands palmiers agités par la brise, les étoiles nombreuses et scintillantes et ... ces petits pois, je ne pleurais plus. J'admirais, je me régalais, j'étais heureuse ...  pleine de la douceur de cette nuit que je voyais pour la première fois car, en temps ordinaire, dès que le jour tombait, nous allions au lit.
Ce mariage m'a laissé une impression de luxe, de richesse, de beauté, de bonheur. J'aperçus vaguement ma cousine noyée dans des flots de tulle avec son jeune mari, Henri BREUILLARD qui devait, le pauvre garçon, mourir deux ans après à la guerre de 1914-1918, ainsi que son beau-père CHARNAUX ».

Elise Bachelet, née Vives

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